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Escapades.
24 novembre 2019

Un autre regard.

17ème devoir de Lakevio du Goût. S'inspirer de la toile de John Salminen avec, en incipit, la 1ère phrase du texte et en exipit la dernière phrase du même texte. 

JohnSalminen5


J’ai arpenté pendant plusieurs jours le XVIème arrondissement, car la rue silencieuse bordée d’arbres que je revoyais dans mon souvenir correspondait aux rues de ce quartier.  Je cherchais la petite impasse où Maman avait vécu chez ses employeurs juste avant la dernière guerre, dans une demeure de grand luxe, la Hautière.

Elle m'avait conduite dans ce quartier d'Auteuil alors que nous étions en visite chez un oncle et une tante avenue de la Sœur Rosalie dans le 13ème arrondissement près de la place d'Italie. J'avais huit ans lors de ce terrible hiver 1956.
Maman me racontait sa vie d'alors pendant que nous marchions. Je l'écoutais à peine tellement j'avais froid et hâte de revenir à l'appartement chauffé de ma parentèle où nous attendaient chocolat chaud et délicieuses madeleines confectionnée par tante Nini. Je me rappelle seulement les grands arbres dénudés et l'entrée de l'hôtel particulier avec ses deux énormes piliers encadrant un portail en fer forgé. Maman n'arrivait pas à partir. Les deux mains entourant les hauts barreaux des vantaux, malgré ses doigts bleuis, elle regardait encore et encore, essayant d'apercevoir le parc et la maison.

Par la suite, bien qu'ayant vécu en très proche banlieue, curieusement, je n'ai pas éprouvé le besoin de me rendre dans ce coin de Paris. Et Maman s'étant mariée juste après la guerre a dû cesser de travailler pour les de M. Prise par la ferme, son mari et ses enfants, elle ne parlait plus de ses deux années parisiennes.

Ce fut vers la fin de sa vie, alors que la maladie accomplissait déjà des ravages dans sa pauvre tête, qu'elle se mit soudain à évoquer ce court intermède. Je réalisai qu'il avait énormément compté pour elle. Comment ne pas être éblouie par autant de luxe en effet quand, de petite provinciale issue du milieu rural, on se retrouve transplantée dans une sphère aussi riche ? Je me rendais compte qu'elle se persuadait d'avoir, un temps, fait partie intégrante de ce monde. Elle ne se considérait pas comme une employée mais presque comme ayant fait partie de la famille.

Elle parlait des de M. avec un immense respect. Elle disait : « grâce à Madame et Monsieur, j'ai vu des choses magnifiques. Tu ne peux imaginer, ma fille, la beauté de leur résidence à Paris. Bien plus majestueuse que leur castel corrézien. Et puis, leurs invités, des gens célèbres que je servais... »
Elle me racontait la maison avec ses trois étages, sa salle de réception avec un parquet « comme celui de Versailles », sa salle de bal, ses salons où Madame recevait ses amies tellement élégantes, sa bibliothèque pourvue de beaux livres reliés. Elle se souvenait du jardin avec ses pelouses, sa fontaine et ses statues. Et ses rosiers. Elle adorait élaborer des bouquets qui « embaumaient toutes les pièces . ». Elle aimait sa petite chambre de bonne sous les toits d'où elle avait un joli point de vue sur le Bois.

Elle disait « le Bois » comme s'il n'avait existé que le bois de Boulogne. Cela m'agaçait un peu car elle faisait volontairement abstraction de nos belles forêts corréziennes. Elle accompagnait Madame lors de ses promenades « au Bois » et les demoiselles au collège Janson de Sailly. Elle suivait aussi la cuisinière au marché de Passy afin de l'aider à porter les courses. « Nous choisissions les plus beaux légumes et fruits. Des fruits qui venaient de pays lointains et dont je ne connaissais même pas le nom mais qui sentaient si bon. » Et les vitrines des magasins ! Comme elle aimait en vanter les lumières, les parures. Elle pensait que tout le monde était heureux à Paris.

Un jour où la maladie lui laissait quelque répit, elle me dit : « quand tu iras à Paris, ma fille, va à Auteuil. Tu me diras
si tu trouves la maison. Tu te rappelles : je te l'ai montrée quand tu étais enfant . Je ne sais plus le nom de la rue mais la demeure s'appelait  la Hautière parce qu'elle dominait toutes les autres. »

Lors d'un séjour à la capitale, je me suis rendue à Auteuil. C 'était aussi l'hiver et la neige était tombée sur Paris. J'ai cherché la Hautière dans la petite impasse où Maman m'avait emmenée. J'ai fini par la retrouver après avoir sillonné le quartier trois jours durant. J'ai reconnu les piles du portail encore bien droites. Mais plus de portail. Le mur clôturant le jardin était tagué avec de jolies couleurs pastel et on apercevait là-bas, les silhouettes nues des arbres du Bois, fantomatiques sous les lumières des réverbères. La Hautière se blottissait frileusement au fond de son parc abandonné. Elle avait perdu toute sa superbe. Quelques roses de décembre, au pied du monumental escalier, semblaient vouloir encore parer orgueilleusement la demeure.

Qu'allais-je dire à Maman ? Rien. Bien sûr, absolument rien. J'avais honte de penser cela mais j'espérais seulement que la maladie faisant son œuvre, elle ne me parlerait plus jamais de la Hautière. Cependant, je ne pouvais pas quitter les lieux comme ça. Je suis entrée dans le jardin et en pleurant, j'ai cueilli une rose pour elle. J'étais tellement triste. J'aurais dû venir plus tôt à Auteuil quand je pouvais encore lui raconter. J'avais du mal à partir car je savais que je ne reviendrai plus jamais ici. Un petit morceau de la vie de ma mère était irrémédiablement perdu pour elle et pour moi. J'étais dévastée. Ce fut un chagrin désordonné.

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Commentaires
P
Personnellement je trouve que tu racontes avec beaucoup de talent. J'aime beaucoup et j'aurais réagi comme ton personnage.
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Y
Merci beaucoup Julie pour ton long commentaire. Maman avait d'abord travaillé au château dans mon village de naissance. Les châtelains n'y venaient que pour des séjours plus ou moins longs.Le Monsieur y séjournait le plus souvent avec sa maîtresse attitrée. Celle-là lui en a fait baver à Maman. Ça, elle me le racontait quand elle trouvait que j'avais mal fait le ménage ou que les draps étaient mal pliés. Je ne sais pas pour quelle raison, ils l'ont emmenée à Paris. Et puis il y a eu la guerre et tout le monde est revenu au château. <br /> <br /> Je me souviens très bien de l'hiver 56. Les parents des enfants préparaient le chemin pour que nous puissions aller à l'école. En arrivant, nous posions vite les chaussures pour mettre des pantoufles. A la maison, les carreaux étaient gelés le matin. Il n'y avait pas de chauffage. Seulement dans la cuisine avec feu de cheminée et cuisinière à bois. Et la maison est très grande. Heureusement il y avait les bouillottes, les "couvertures piquées" et de gros édredons de plume.<br /> <br /> Une autre époque. J'aurais tellement à dire que je préfère passer à autre chose. ;-)
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J
dentiste pharmacien, c'est du n'importe quoi. Non, tout simplement pharmacien, dentiste, ça a dû faire tilt dans ma petite tête...Mon cerveau a dû penser au salaud de dentiste chez qui j'allais dans la même petite station thermale un autre été.<br /> <br /> Ah l'hiver 56, mon mari m'en parle sans arrêt…"on voit que t'as pas connu l'hiver 56, qu'il me dit". Il est con, car, forcément, je l'ai connu aussi, mari me racontant la chambre où il gelait, le pot de chambre gelé, la bagarre avec son frère pour avoir la brique chaude..
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J
Que c'est bien raconté ! On chemine presque à tes côtés...Quand je pense que, lorsque j'avais 15 ans, des bourgeois chez qui j'avais travaillé l'été voulaient m'emmener avec eux à Paris, lui était un avocat. Pas rancunier, bizarrement, car je n'étais pas la reine du ménage, encore moins de la cuisine...J'avais prié le ciel pour que ma mère dise NON. Ouf, j'ai eu chaud, elle a dit "il faut qu'elle passe d'abord le brevet"...Bien la 1ere fois que ma mère se préoccupait de nos études...Comme quoi ! J'aurais détesté faire la bonniche pour des bourgeois. J'avais déjà devant les yeux le sort de ma sœur, bonniche chez des dentistes pharmaciens. Ah la petite bourgeoisie provinciale de l'époque, à vomir..
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Y
Merci Colombine !
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Escapades.
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