Eline.
33 ème devoir de Lakevio du goût.
Mais où va cette femme qui descend les escaliers sous la pluie ? Quel devoir ou quelle aventure la mène ? Qu'est ce qui la pousse à sortir alors que, dans tout le pays, chacun est appelé à rester chez soi ?
Eline.
Les cloches de la cathédrale viennent de sonner six heures. Eline se hâte. Elle a quitté les hauteurs de sa bonne ville de Tulle où elle réside et dévale l'escalier pour se rendre à l'hôpital. Ce matin, elle ne flâne pas comme à son habitude. Il fait froid malgré la présence très perceptible du printemps. Il pleut et le vent retourne souvent son parapluie. Des giboulées. Elle ne regarde pas les vieilles maisons à colombages qui se touchent presque tant les ruelles médiévales sont étroites. Elle adore ces vieux quartiers qui ont résisté au temps. Elle adore depuis l'enfance grimper à l'assaut des sept collines (comme Rome aime-t-elle préciser avec fierté à ses amis quand elle fait visiter sa ville) et emprunter des volées de marches – il y en a plus de mille dit-on – pour dominer la vallée de la Corrèze.
Mais tout est différent aujourd'hui. Ne règne pas l'animation habituelle des samedis matins où la place du marché grouille de monde. A peine quelques forains qui défient « la bête » pour continuer à nourrir les Tullistes. Ils installent dans le silence tréteaux, étals et parasols pour se protéger des averses. Eline les connaît tous et échange volontiers quelques mots et plaisanteries avec eux les samedis ordinaires. Pas aujourd'hui. Personne n'a le cœur à plaisanter.
Eline se dépêche. Elle songe en marchant au mot « virus » et à sa signification. Qui aurait imaginé, à l'heure du virtuel et de la dématérialisation où l'on parle surtout de virus informatique que la nature, le réel soudain se rappelleraient à nous pour redonner à ce mot son sens premier ? Quelle ironie ! Quelle leçon !
Elle pense aussi aux livres de Sylvain Tesson, écrivain qu'elle apprécie beaucoup. Elle lit en ce moment pour la deuxième fois « La panthère des neiges ». Elle trouve que cette publication colle bien à l'actualité accablante. Elle a décidé qu'il serait son livre de chevet pour les années à venir. Tesson a écrit cette phrase que Eline a retenue tant elle définit bien l'homme dont « le cortex lui donne une disposition inédite : porter au plus haut degré la capacité de détruire ce qui n'est pas lui-même tout en se lamentant d'en être capable. » Quel implacable résumé de ce que nous sommes ! Mais c'est compter sans la nature. Elle ne se laissera pas annihiler sans nous entraîner avec elle. Y a t-il vraiment une relation entre ce massacre assumé et cette pandémie ? Eline le croit fermement. Elle se demande si nous tirerons des enseignements - durables - de cette crise qu'elle affronte en première ligne.
Eline exerce en effet le métier d'infirmière. Elle apprécie toutes les marques de sympathie de ses voisins – pas d'applaudissements intempestifs : ici, nous ne sommes pas très démonstratifs - Elle trouve, en rentrant chez elle des poches accrochées à sa porte contenant une salade, des fruits, des œufs, quelques légumes du jardin .. . On la gâte mais elle éprouve une certaine gêne. Elle ne fait que son travail pense-t-elle : apporter les soins nécessaires bien sûr mais aussi soutenir autant qu'elle le peut en offrant aux malades des paroles réconfortantes, des sourires bienveillants, des gestes doux et presque maternels. Elle est comme ça Eline et ses collègues également. Ce métier, elle l'a choisi comme eux et elle l'aime. Comme eux.
La jeune femme s'interroge : pourquoi faut-il qu'intervienne un événement grave pour que tout le monde soudain porte aux nues une profession spécifique ? Ce fut le cas au moment des attentats où même Renaud embrassa un flic. C'est aujourd'hui la même chose avec le covid 19 et le personnel soignant ainsi que pour ceux qui nous nourrissent. Eline pense qu'elle n'a pas de mérite particulier en ce moment mais elle aimerait que chacun considère un peu mieux l'autre à l'avenir, pour toute chose et en tout temps. Cela ferait un bien fou à la planète qu'il ne faut pas oublier de respecter. Et à ses habitants.
L'hôpital se dresse dans la semi-clarté du petit matin. Eline abandonne à ses portes ses rêveries, ses doutes et ses espoirs pour enfiler blouse, masque et gants et rejoindre son unité de réanimation où l'attendent ses collègues. Ils donneront tout – comme chaque jour – afin de sauver des vies.
Ecrit en hommage à ma petite fille Eline, infirmière en milieu hospitalier ainsi qu'à tous les soignants en particulier ma belle-fille Christelle.