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Escapades.
10 janvier 2022

Une amie de passage.

 

Pour le Défi du Samedi. Le mot : nomade.

 

Une amie de passage.

 

C'était juste après la rentrée scolaire de septembre. J'avais huit ans. Dans la classe, la maîtresse dispensait ce matin-là sa leçon de morale journalière. Elle fut interrompue par l'irruption d'un homme et d'une petite fille à peu près de mon âge. Nous regardions tous, bouche bée ces deux personnages insolites qui s'étaient avancés jusqu'au bureau de Madame Briard. Le père, un grand sec, poussait devant lui sa gamine. Elle, les yeux baissés, résistait, semblait clouée sur place.

Après un bref entretien le bonhomme repartit non sans nous avoir jeté, à nous les enfants un coup d'œil qui en disait long. Un coup d'œil que nous avions facilement pris pour un avertissement. Je compris pourquoi plus tard. La petite n'avait toujours pas bougé d'un pouce. La maîtresse tenta vainement de lui enlever une veste informe qu'elle serrait convulsivement sur son ventre. En désespoir de cause, l'institutrice la prit par la main et la guida à travers la salle jusqu'au bureau que j'occupais seule. Elle finit par s'asseoir sur l'insistance de Madame Briard.

C'était un vieux pupitre en bois à plan incliné, de deux places avec un banc accolé. Ma nouvelle voisine se tenait tout au bout, la tête penchée en avant, ses cheveux tombant en mèches raides et noires sur sa poitrine. Je fus immédiatement surprise par l'odeur qu'elle dégageait. Un mélange de sueur, de fumée et surtout d'urine forte.

La maîtresse nous indiqua que notre camarade se nommait Rosalie. Des rires fusèrent. Rosalie ? La chienne du père Nussac portait ce nom. Les garçons se poussaient du coude et on entendait murmurer « baraquaine, c'est une baraquaine » terme péjoratif s'il en était. Mais le calme fut vite rétabli : il suffisait pour cela d'un coup de baguette asséné sur le tableau. Nous eûmes droit à une autre leçon de morale où il était question de tolérance. Et pour couper court la maîtresse décida que Rosalie serait Rosa.

Nous étions curieux et n'avions pas beaucoup de distractions. Aussi, la présence de Rosa nous occupa tous pendant quelques jours. Elle se tenait loin de nous, repliée sur elle-même pendant les récréations. Insidieusement cependant elle s'approcha petit à petit des groupes que nous formions pour nos jeux - sans pour autant participer - quand tout le monde l'eut oubliée un peu.

Quant à moi je m'étais si bien habituée à ma petite camarade que je lui proposai bientôt de l'aider pour ses exercices. Après avoir un temps refusé farouchement mon concours elle accepta sans mot dire. Je la vis se métamorphoser au fil des jours. D'abord physiquement. Elle était maintenant à peu près propre et les cheveux démêlés. Persistait cependant les remugles d'urine. Puis Rosa se mit à me suivre partout à l'école et aussi au dehors, à me parler, à se confier.

J'appris tout de sa vie nomade. Elle et sa famille – le père, la mère et deux autres enfants en bas âge – se déplaçaient au gré de leurs envies ou plutôt pour trouver quelque travail. Ils vivaient dans une roulotte. Elle était tout leur bien avec un cheval de trait. Rosa ne m'invita pas à venir dans la clairière où ils avaient établi leur camp. Mais je l'accompagnais jusqu'au bout du village. C'était la limite qu'elle me fixait. Elle me repoussait ensuite.

J'avais aperçu cependant leur campement et toute étonnée je l'interrogeai sur ce lit incongru posé entre les roues de la roulotte. Rosa m'expliqua que ses parents dormaient là par manque de place à l'intérieur. Elle partageait sa couche avec ses petits frères « qui faisaient tout le temps pipi ». Je compris alors qu'elle m'avouait implicitement d'où venait cette odeur dont elle n'arrivait pas à se débarrasser. Je ne l'en aimais que davantage. Elle me raconta leurs déboires dans les villages où ils n'étaient pas les bienvenus et comment son père devait chasser les enfants qui leur lançaient des pierres et des insultes. D'où le regard appuyé du bonhomme aux élèves le premier jour de classe de Rosa.

Puis un jour, avant Noël, ma petite amie n'est plus venue à l'école. Et la clairière est restée désespérément vide. J'eus beaucoup de chagrin. Chaque année, juste après la rentrée, je l'attendais, je l'espérais mais je ne la revis pas.

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Commentaires
Y
La tendresse de ton récit ferait fendre le coeur le plus dur, Yvanne.<br /> <br /> <br /> <br /> Il n'y aucune faille dans ce récit de faïence. Chapeau très bas !<br /> <br /> Posté par joye, il y a 8 jours | <br /> <br /> Texte très sensible et touchant et tant d'enfants entraînés dans des modes de vie d'adultes inadaptés pour eux...<br /> <br /> Posté par Kate, il y a 7 jours |<br /> <br /> Un très beau texte émouvant qui remue où les mots prennent leur place aisément, on vit avec toi ces instants<br /> <br /> Certes un souvenir ineffaçable<br /> <br /> Posté par JAKlineP, il y a 7 jours | <br /> <br /> très joliment raconté et très touchant!<br /> <br /> on a envie de savoir ce qu'est devenue cette petite fille...<br /> <br /> Posté par Adrienne, il y a 7 jours | <br /> <br /> Drôle d'existence pour ces enfants !<br /> <br /> Dans ma Wallonie natale, on appelait ces gens des barakis ( https://fr.wiktionary.org/wiki/baraki ), il y en avait qui habitaient une roulotte dans un terrain près de la maison de ma grand-mère, j'en avais parlé ici, il y a longtemps (point 14) http://samedidefi.canalblog.com/archives/2015/01/03/31221423.html<br /> <br /> Posté par Walrus, il y a 7 jours | <br /> <br /> Joli souvenir, très sobrement et brillamment écrit.<br /> <br /> Posté par Joe Krapov, il y a 7 jours |<br /> <br /> Le récit est touchant. Merci Yvanne<br /> <br /> Posté par vegas sur sarthe, il y a 7 jours |<br /> <br /> ça ne doit pas être facile pour une petite môme de vivre cela !<br /> <br /> Un de mes fils, en 6ème et 5ème, 4ème avait un copain gitan, super intelligent, qui vivait dans un camp de gitans, mais ses parents ne voulaient pas (ou ne pouvaient pas) lui faire continuer des études longues. En 3ème il n'est plus revenu.<br /> <br /> Posté par lecrilibriste, il y a 7 jours | <br /> <br /> Une belle leçon de tolérance...<br /> <br /> Posté par maryline18,
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